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Un fromage fait maison
Il y a fromage et Fromage.
Pourquoi ? Parce qu’il y a production industrielle et production artisanale, parce qu’il y a quantité et qualité.
Qui en douterait pourrait s’en assurer en se rendant dans la ferme du Cantal où nous avons rencontré Antoine. À la veille de la retraite, cet artisan fabrique un fromage dont il tient à être fier respectant des normes d’hygiène différentes, obéissant à des impératifs qui sont les siens il surpasse les laiteries les plus modernes.
Les clefs de cette réussite ? Son fromage n’a pas seulement une valeur marchande, il a aussi une valeur humaine… |
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Vue de l’extérieur, la fabrication du fromage de Salers a quelque chose du casse-tête chinois : les opérations se suivent et ne se ressemblent pas. À un rythme soutenu et sans ordre apparent. Telle activité, qui se fait le matin, se répétera l’après-midi, mais telle autre, qui se fait aujourd’hui ne se reproduira que le lendemain ; on laisse en plan le lait qui vient d’être trait, mais c’est pour s’occuper du fromage en attente. Tout s’enchaîne à un rythme soutenu, mais sans ordre apparent. Néanmoins, une organisation logique sous-tend cet enchevêtrement de mouvements, comme l’atteste le résultat : quatre jours après avoir été trait, le lait est devenu fromage, et celui de Salers n’est pas n’importe lequel ! |
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[ Les vaches de Salers ] |
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Reportage réalisé en
1990-92 à Riom-ès-Montagnes (15).
Nous remercions M. Rouchy, son fils Pierre et Antoine le vacher pour leur accueil chaleureux. |
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Cette série comporte 30 photographies.
Photographies Laurent Meynier
© 1990-1992
Textes Philippe Marchesi
© 1990-1992
Les réflexions photographiques |
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[ Le carotage ] |
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La traite à l’étable
Présent d’un bout à l’autre de cette chaîne d’opérations bien agencée, le vacher. Sa journée commence tôt le matin. À cinq heures trente, il arrive à l’étable sur son tracteur. Autrefois, quand la traite se faisait encore à la main, il annonçait en partant : « Anoun nouse » (on va traire). C’est qu’Antoine n’est pas nouveau dans le métier. Cela fait trois générations qu’il se lève dès potron-minet. Il l’a fait si souvent que c’est à se demander s’il n’est pas tombé dans quelque potion magique quand il était petit : un bon bol de lait et des tartines bien beurrées ne réussissent pas à mettre d’aplomb quelqu’un qui n’est pas habitué à des heures aussi indues !
La première besogne consiste à traire les vaches, qui sont alignées de part et d’autre d’une longue étable. Ce sont des vaches de la race Salers. D’origine antillaise, elles font tache sur les verts pâturages en raison d’un pelage couleur chocolat qui attire l’œil, mais leur exubérance s’arrête là : elles font partie de ces vaches qui ne consentent à regarder passer les trains qu’à condition qu’ils soient des trains à très petite vitesse…
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L’éleveur est mis à contribution pour la traite. Avant toute chose, il faut nettoyer les pis de chaque vache, afin qu’aucune maladie, la « mammite » notamment, ne puisse contaminer le lait. Il passe de vache en vache, un seau dans une main et un chiffon dans l’autre. À sa suite, Antoine met en route la trayeuse à air comprimé, qui va pomper le lait en quelques minutes.
Lorsque le récipient rempli par la trayeuse contient assez de lait, on le verse dans un récipient plus grand, non sans filtrer le lait à travers une toile pour le protéger des impuretés.
Ce récipient imposant se nomme une « gerle ». Ici, on utilise encore des gerles de fabrication artisanale. Ce sont de gros tonneaux en bois de châtaignier, cerclés de fer, dont le couvercle se ferme à l’aide d’un maillet. Leur capacité varie de 160 à 200 litres. Les deux traites journalières en nécessitent au moins deux.
Une fois la traite effectuée, les vaches sont détachées. Tandis que l’on lavera l’étable à grandes eaux, elles iront brouter les grandes gentianes qui donnent à leur lait un goût bien particulier. Puis elles regagneront l’étable, où chacune a sa place marquée à son nom, et s’y rangeront sagement. Dommage qu’elles ne puissent comprendre ce que signifie leur nom : Beauté, Urgente, Précieuse, etc. ce sont des noms qui valent leur pesant de lait ! |
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Le vacher dans son atelier
La traite a duré deux heures. À l’heure où nombre d’employés s’apprêtent à prendre le chemin du bureau, le vacher prend la direction du buron. Le buron est une petite construction au toit en lauze, perdue au milieu des champs, situés un peu en amont de l’étable. Il se compose d’une cave, destinée à accueillir les fourmes de fromage, et d’un atelier, où repose le matériel dont se sert l’artisan.
Le tracteur arrivé, il faut décharger la gerle, soit près de deux cents litres de lait, sans compter le poids de la barrique ! On ne s’y prend pas n’importe comment. De manière à ce que le poids soit bien réparti, la gerle est solidement amarrée à une poutre, aux extrémités de laquelle se placent deux gaillards à la carrure adéquate. Le transport se fait en douceur et sans bavures. Ensuite, il ne reste plus que les petits pots en aluminium qui contiendront le supplément de crème : là, pas besoin de cérémonial ! |
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Vient le moment du présurage. D’abord, qu’est-ce que la présure ? C’est une enzyme du suc gastrique provoquant la coagulation du lait, que l’on prélève dans le quatrième estomac du veau de lait. À la louche, l’enzyme est mélangée avec le lait, dans une mesure proportionnée à la quantité de lait, mais en très petite quantité : une éprouvette suffit pour 200 litres. S’ensuivra une réaction chimique qui fera cailler le lait encore tiède. On remet le couvercle pour conserver la température, puis on laisse le lait prendre petit à petit de consistance.
Le temps d’attente étant d’environ une heure. C’est le moment de faire une pause casse-croûte. Antoine nous a volontiers fait partager son déjeuner. Pourquoi ne pas prendre une soupe aux oignons agrémentée de fromage de Cantal ?
De retour à l’atelier, nous voyons entrer en action le premier outil spécifique au vacher, l’un de ces outils qui n’ont rien perdu de leur valeur au fil des ans. Il s’agit du brise-caillé, « freignal » en patois, outil à long manche qui ressemble un peu à une canne de ski. À coups répétés, il va casser le caillé pour en faire de petits flocons. « L'atrassadou », une grande batte en bois large et plate, prend la relève : son rôle consiste à rassembler le caillé, en le dégageant et le façonnant jusqu’à ce qu’il forme un monticule grumeleux. Derrière l’outil, le vacher est à l’œuvre, qui doit avoir de l’habileté, car ce geste très technique nécessite, en plus d’une bonne poigne, beaucoup de savoir-faire.
Le lait est maintenant divisé en deux substances : l’une, liquide, est le petit, dénommé aussi « sérum » ; l’autre, matérielle, est le caillé. Si le sérum est limpide, peu épais, c’est que le caillé est réussi. Entre le moment où le caillé a été cassé et celui où il a été rassemblé, il y a eu du temps disponible, puisqu’une fois le lait présuré, il peut refroidir sans que cela ait de l’importance. Aussi le vacher en a-t-il profité pour procéder à de nouvelles opérations, mais sur un autre fromage : celui qu’il a laissé à l’abandon la veille. Enfin, il est peut-être plus prudent de se limiter à suivre une seule fabrication étape par étape !
Plus tard donc, on se débarrasse du petit-lait grâce au « pousy » (puise-sérum), louche aux allures de chandelier, afin qu’il ne reste plus que le caillé dans la gerle. Mais on n’enlève ainsi que le plus gros du petit-lait. Il y en a encore dans la pâte. Mais il n’en restera presque plus après le passage de celle-ci dans le pressoir à tomme, appelé « cacheuse » en patois, l’une de ces machines sans âge, aussi simples qu’efficaces. |
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Un fromage très pressé
Après avoir été déversé dans le pressoir, le caillé est recouvert d’une toile, puis la presse est rabattue et fixée sur le tout. Le pressage est effectué régulièrement, une demi-douzaine de fois dans la matinée. À chaque fois, on déplie la toile, on découpe le bloc de tomme en parts de plus en plus grosses, replie, ferme à nouveau la presse. De la sorte, le petit-lait disparaît par écoulement, et la tomme acquiert de la densité en séchant.
Qu’advient-il de l’ensemble du petit-lait récupéré ?
Il aboutit dans l’ « écrémeuse », une centrifugeuse qui sépare la crème du petit-lait. C’est là qu’intervient la notion de matière grasse : rassurez-vous, adeptes des produits « light », il n’en passe qu’une faible partie dans la tomme – dans laquelle elle apporte son onctuosité, le plus fort pourcentage restant de toute façon dans le petit-lait. Avec la crème, on fait du beurre pour la ferme. Le résidu du petit-lait va encore moins loin : il nourrit les cochons, qui ont leur auge derrière le buron. |
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Le futur fromage, quant à lui, va sécher hors de la presse durant une nuit entière. Le lendemain, il est coupé en morceaux, réparti en tas de 45 kilogrammes, puis jeté dans la fraiseuse, ou « fricheuse », qu’actionne un moteur. Un cylindre piqué de petits ergots le réduit en petits morceaux, recueillis un peu plus bas par le bac en bois que surplombe l’entonnoir. Le broyeur ne se cantonne pas à supprimer les bulles d’air, il rend possible l’adjonction de sel. Le sel est ajouté à raison de 22 grammes par kilogramme de fromage. Le fromage déchiqueté se brasse d’abord à la main ; après une nuit de repos, les petits morceaux salés sont à nouveau brassés. Tout en s’imprégnant de sel, le fromage a évolué, changé de goût.
Les copeaux passent ensuite au pressoir à fromage, aussi appelé « pesadou ». En quelques pelletées est rempli un cylindre en inox (garni d’une toile anti-adhérente) dont les dimensions contraignantes font office de moule, et que l’on place sous une première presse. Il y a en effet quatre presses, au contrepoids de plus en plus important, dans lesquelles le fromage doit séjourner avant d’atteindre son poids définitif. Il est rare qu’un fromage soit pressé aussi longtemps que le Salers, c’est-à-dire pendant 48 heures au total. À chaque étape, on dégage le moule pressé une première fois, retire le couvercle, renverse le fromage, tend une nouvelle toile par-dessus, le couvre, et le remet sous presse. Si le fromage n’était pas retourné, le sel ne se répartirait pas uniformément à l’intérieur.
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Un fromage vraiment très distingué
Le fromage est enfin prêt. Ce n’est pas une vague pièce de Cantal, c’est l’une des précieuses fourmes que l’on ne peut rattacher qu’à la terre de Salers. De plus, le fromage qui a le droit de porter le nom de Salers se fait seulement du 1er mai au 31 octobre, quand les vaches paissent l’herbe des prés (sinon, on parle de Cantal fermier). Il a une personnalité. Il a même une carte d’identité. En remplissant le moule, on lui a accolé une plaquette en aluminium qui donne ses références : rouge lorsque le fromage a été réalisé à la belle saison (blanche pour la saison froide), elle comporte deux lettres désignant son appellation et un numéro indiquant la ferme d’origine. Tamponnée à côté, la date de naissance.
Les fourmes sont déposées dans la cave, où l’on peut entreposer jusqu’à 80 pièces. Deux ou trois fois par semaine, on les retourne et les essuie. La pièce qui y séjourne un mois est du « Cantal jeune », ou « Cantalet », celle qui y séjourne plusieurs mois, du « Cantal entre-deux ». Le « vieux Cantal » y demeure plus longtemps, parfois une année entière. Il accuse le temps, comme en témoigne la patine de sa croûte, plus brune, mais il est le préféré des gourmets. Il faut signaler que le fromage de Salers est goûté avant d’être mis à la vente. Le « carottage » se fait discrètement, de manière à ce que le consommateur ne puisse en déceler les traces.
Évidemment, en cas de concours, le jury vérifie soigneusement que le fromage proposé n’a pas été préalablement sondé, et tout dépistage entraîne la disqualification. Le fromage de Salers que nous avons goûté a reçu de nombreuses distinctions. Son palmarès au concours biennal de Riom – il a été treize fois premier sur vingt sélections – garantit qu’il est l’un des fromages les plus appréciés de la région. Il a également été primé au Salon de l’agriculture. |
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Pour ce qui est de l’hygiène, il n’a rien à envier au fromage industriel : l’étable est nettoyée à fond, ménage et lessive sont faits systématiquement, les contrôles officiels sont fréquents. Si quelque chose tombe par terre, ce n’est pas un bout de fromage, c’est plutôt un atome de poussière que le vacher a scrupuleusement éjecté ! Le temps n’a pas entamé le perfectionnisme d’Antoine. Il est compréhensible que les artisans aussi consciencieux ne voient pas d’un bon œil les coûteuses réformes sanitaires que les normes européennes vont leur imposer : comme si leur fromage n’était pas d’une qualité suffisante !
Il est midi, on s’attable, Menu auvergnat : en apéritif, de l’Avèze, cette boisson amère faite à partir des racines des grandes gentianes que ruminent langoureusement les vaches de Riom-ès-Montagnes. Ensuite, de l’Aligot, surnommé ici « Patranque », qui est une purée de pommes de terre mélangée à de la tomme fraîche. Pour finir, un fameux chou farci, qui a mijoté dans la braise du célèbre « Cantou », sorte de grande cheminée qui est aussi un bien agréable endroit pour se reposer. Après un pareil repas, une bonne sieste serait la bienvenue… Mais le vacher a toujours de quoi s’occuper ! Un second cycle de fabrication débute l’après-midi.
Quand son employeur vient chercher quelques fourmes pour les emporter au marché, il tient à les mettre en valeur dès l’instant où elles sont installées à l’intérieur de sa camionnette. Il dit que c’est pour le prestige. On se dit volontiers que c’est aussi une façon de rendre hommage au travail d’Antoine. |
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