A l’aube du XXIe siècle, on peut se demander quel est l’intérêt de reprendre ce genre classique de la peinture et de le transposer en photographie. Il s’agit d’établir ici un rapprochement entre deux époques, d’une recherche artistique qui comporte une grande part de curiosité sociologique et historique et qui est réalisée avec des moyens techniques d’aujourd’hui.
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[ Série ] |
La série est composée de 30 photographies.
Textes et photographies
© Laurent Meynier
2009-2010
Les réflexions photographiques
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"Primitivement l'individu fort traite, non seulement la nature, mais encore la société et les individus faibles comme des objets de proie : il les exploite tant qu'il peut, puis continue son chemin. Parce qu'il vit dans une grande incertitude, alternant entre la faim et l'abondance, il tue plus de bêtes qu'il ne peut en consommer, pille et maltraite plus d'hommes qu'il ne serait nécessaire. Sa manifestation de puissance est en même temps une expression de vengeance contre son état de misère et de crainte ; il veut, en outre, passer pour plus puissant qu'il n'est, voilà pourquoi il abuse des occasions : le surcroît de crainte qu'il engendre est pour lui un surcroît de puissance. Il remarque à temps que ce n'est pas ce qu'il est, mais ce pour quoi il passe qui le soutient ou l'abat : voilà l'origine de la vanité."
[ Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain ]. |
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Petit résumé historique
Introduit dans la peinture au XVIIe siècle, le terme de « Nature morte » désignait alors la représentation d’objets et de simples modèles inanimés. Dans les écoles d’Art de l’époque, la peinture était hiérarchisée en canons bien définis où le summum était occupé par la scène historique d’inspiration biblique (pour tendre vers l’immortalité), venait ensuite le portrait et enfin la représentation du vivant. Le paysage et surtout la peinture d’objets, constituaient le rang inférieur de par leur nature « inanimée », c’est-à-dire « sans âme ». Dès le Moyen-âge, les objets étaient pourtant traités dans une technique illusionniste très réaliste qui avait pour but de « tromper l’œil » du spectateur. Cette vocation « hyperréaliste » d’avant l’heure eût un succès grandissant auprès des collectionneurs bourgeois qui appréciaient la représentation du luxe et des plaisirs.
Norbert Schneider dans « Natures mortes (1) » analyse les Natures mortes comme étant des témoins de l’histoire, de la culture et de la mentalité d’une société. Il articule sa réflexion sur l’idée que la représentation d’objets du quotidien fournit le témoignage d’une modification de conscience et de mentalité au milieu du XVIIe siècle. Ce genre constitue un excellent enseignement sociologique direct et agit comme un capteur de modification de la conscience humaine par rapport aux évolutions technologiques, économiques, sociales, philosophiques et même environnementales de cette période charnière de l’histoire, précisément située entre l’ombre d’une société féodale décadente et l’aube des grandes découvertes scientifiques.
Nature morte et vanité
L’église aussi reprit cette idée que l’accumulation de richesses n’était que pure vanité. Cela donna lieu à l’intégration d’une symbolique spécifique dans la peinture. Il s’agissait de maîtriser et de prévenir l’avidité et l’envie qui se dégageait de cet étalage excessif de denrées et de biens de consommation en lui apposant une barrière moralisatrice. L’idée de la mort, symbolisée par un crâne humain, fût donc utilisée pour rappeler aux pêcheurs la caducité de toute chose sur terre et une riche iconographie sur le thème de la vanité se développa à travers les peintures de Natures mortes. Peaux d’oranges déroulées, chandelles consumées, pendules, objets en équilibre ou déjà tombés viennent rappeler la temporalité inéluctable des plaisirs, du vivant et surtout de l’humain, simple mortel. Seule l’âme pure ou repentie pourrait donc prétendre à l’éternité.
Du XVIIe au XXIe siècle
Willem Claesz Heda et Pieter Claesz m’ont particulièrement influencé dans leur approche spécifique. Ces peintres ont épuré au maximum leurs compositions en réduisant les objets et les mises en scène surchargées de leurs prédécesseurs. Avec des toiles monochromatiques et sobres, ils ont marqué la fin de l’étalage outrancier qui caractérisait les représentations opulentes habituelles héritées de l’époque médiévale. Dans leurs toiles, il se dégage une forte impression d’instabilité et de doute. Ce n’est pas par hasard puisqu’ils se situent à la charnière historique de la fin du Moyen-âge et au départ de l’époque moderne.
Cette impression est matérialisée grâce au clair-obscur et aux objets mis en équilibre, couchés et brisés, ainsi qu’aux différents choix innovants des peintres : reliefs de repas, pains grignotés ou encore purs déchets sont représentés de préférence aux habituelles sucreries et autres profusions appétissantes mises en étalage jusque là.
Le message évolue vers la mise en évidence d’un plaisir de consommation plus raffiné (une olive, une verre de vin…) plutôt qu’une abondance vulgaire de préparations indigestes pour le corps et pour l’esprit. Comment ne pas faire là un rapprochement avec notre civilisation finissante de l’ère pétrolière et naissante du XXIe siècle ?
Au Moyen-âge comme de nos jours, la forte croissance des structures capitalistes fût critiquée par les couches sociales qui n’avaient pas accès aux richesses et par les philosophes humanistes (2). Le lien avec notre modèle économique actuel était donc assez évident, car à l’heure de la mondialisation, jamais le problème de la répartition équitable des richesses terrestres n’a été autant d’actualité, tout en restant irrésolu politiquement. La volonté des pays riches de vouloir maîtriser les ressources pour le bien commun ne cache pas la vanité de l’accumulation unilatérale de ces richesses (Bibliographie).
Fast-food
Pour illustrer cette réflexion, je me suis basé principalement sur les « Ontbijtjes » des peintres hollandais. « Ontbijtje » signifie « Repas léger que l’on peut prendre à toute heure du jour (3) ». Cette idée de consommation informelle me semblait correspondre parfaitement à certaines habitudes de grignotage compulsif et de « Fast-fooding » bien contemporaines. La dimension religieuse de la symbolique des mets (mets de jeûn) et la qualité bourgeoise des objets est transposée ici en un choix bien standardisé de nourriture industrielle ordinaire, ainsi que de vaisselle jetable ou bon marché, pour être cohérent avec la culture occidentale et mondiale du XXIe siècle. Autant de points transposables à notre univers actuel qui est fait d’empiffrage pour les uns et de famine pour les autres. Notre époque aussi s’articule entre un obscurantisme industriel vaniteux et décadent (mais toujours dirigeant) et l’émmergence d’une prise de conscience collective qui voit la nécéssité de gérer le monde de façon raisonnée et durable, dans l’intérêt de la société humaine et pour que vive notre nature.
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Thèse de Karine Lanini sur les Vanités ;
Joël Peter Witkin à La Galerie Baudoin-Lebon ;
Dark culture Un site qui fait froid dans le dos !
André Chabot Spécialiste de l'image et l'iconographie mortuaire.
Livres
• Norbert Schneider « Les Natures mortes » éditions Taschen 1994 ;
• Albert Jacquard, « Le compte à rebours a-t-il commencé ? », Stock, 2009 ;
• Jean Ziegler « La faim dans le monde expliquée à mon fils », Seuil, 1999 ;
• Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882-1887), Œuvres II, Robert Laffont, Bouquins 1990 ;
• Régis Debray, Vie et mort de l'image, Folio, Essais 1992 ;
• Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, Folio, Essais 1960 ;
• Tom Wolfe, Le Bûcher des vanités, Le Livre de Poche 2001 ;
• Allard Laurence, Macé Eric, Maigret Eric, Pasquier Dominique, Glévarec Hervé, Penser les Médiacultures, Armand Collin, 2005.
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Notes
(1) Norbert Schneider « Les Natures mortes » éditions Taschen 1994.
(2) Philosophes humanistes tels que Montaigne, Descartes, Diderot ou actuellement Albert Jacquard.
(3) « Ontbijt(je) » Traduction selon R. Van Luttervelt, p 101 du livre de Norbert Schneider.
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